samedi 16 octobre 2010

Mai 68 redux...

Commentaire des commentaires, et tout est commentaire ! Surtout sur un blog secret que personne ne lit !

Commentaire, commentaire, est-ce que j'ai une gueule de commentaire ?

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Donc, la France redécouvre les manifestations de rue, les grèves, les trains qui sont annulés et la peur de la grande panne d'essence, qui videra les routes ou enverra tous les frontaliers faire le plein au Luxembourg, en Andorre, aux États Unis, pourquoi pas ? On parle aussi de manque de kérosène à CDG, donc de ciel clair et d'autocars emmenant des passagers à Bruxelles ou à Barcelone, pour peu que lesdits bus viennent de là-bas, réservoir plein jusqu'aux gencives ! Les routiers parlent de bloquer les routes, angoisse fantasmagorique suprême...

Une belle image de chaos annoncé, complaisamment relayée par la radio et par les conversations en ville : "aujourd'hui j'avais besoin d'essence, j'ai du faire deux stations avant de pouvoir trouver du gazole". Un journaliste sur France Info en profite pour réactiver sa rubrique sur les rumeurs, les légendes urbaines, ces millénaires angoisses collectives qui expriment la peur que notre mère la Terre nous abandonne, nous ses enfants, à un monde sauvage et impitoyable !

Pourquoi cet émoi collectif, qui associe cheminots, ouvriers, fonctionnaires et lycéens ? Pourquoi dans le cadre strictement limité de l'hexagone, puisque la fièvre s'arrête exactement aux limites du pays, démontrant ainsi que collectivement nous sommes français, différents, républicains et que l'Europe de l'Union ou le Monde de la mondialisation ne nous concernent finalement pas quand les choses sont graves...!

Union nationale du pouvoir et de l'opposition, des riches et des pauvres, des fonctionnaires et du privé, des adultes et des jeunes pour s'affronter sur des problèmes à nous, qui nous concernent, nous et personne d'autre ? On ne peut que penser au nuage de Chernobyl, qui faisait déserter les marchés de fruits et légumes aux sarrois, mais 10 km plus loin, ne troublait pas les lorrains, parce qu'on avait expliqué aux français leur exception nationale, qui parlait aux vents et arrêtait le nuage radioactif aux frontières.

Les retraites, les retraites, les retraites... La voilà la cause du séisme annoncé.

Pour être franc, je n'ai pas compris grand chose aux débats de fond sur le sujet que j'ai écoutés ou lus depuis 6 mois de la télévision, sur le Monde ou sur le magazine du parti socialiste, que je parcours avec sympathie mais trouve fort ennuyeux parce qu'il est consacré à un monde différent de celui où moi je vis. Pas bien compris ces distinctions entre âge légal, âge de cotisation à taux plein, âge de départ réel, niveau de couverture de la retraite, âge de départ obligatoire, etc. Et vous ?

Je fais de l'humour avec mes collègues en expliquant que je vais me participer à la prochaine manif sous une pancarte disant "pas avant 70 ans !", un alexandrin facile à hurler dans la rue. Je dis que je me suis concerté avec Naomi, 6 ans, pour savoir si elle allait participer elle aussi au prochain défilé de protestation : après tout, au-delà des paradoxes faciles, elle est encore plus concernée que les lycéens !!

Les questions de démographie sont difficiles, certes, et l'ONU publie depuis dix ans des prévisions mondiales qui démentent, d'une année sur l'autre, celle de l'année précédente: pas moyen d'accéder à la vérité sans se tromper et sans corriger d'un rapport à l'autre (http://esa.un.org/UNPP/). En outre les mécanismes de retard ou d'anticipation entre aujourd'hui et demain, donc entre les générations, impliquent tellement de choses essentielles, que les meilleurs esprits ont quelque peine à les appréhender : ça ne peut être qu'une incidente ici, mais si la Chine prend aujourd'hui la place que l'on sait et dispute les premiers rôles aux USA, 10 ou 20 ans plus tôt que tout le monde ne l'attendait, c'est parce que les transitions démographiques ont permis et en même temps masqué le fait très simple que la Chine reprend le rang qu'elle a presque toujours occupé parmi les puissances mondiales... N'oubliez pas qu'au premier siècle, les deux villes les plus peuplées de la planète étaient Rome et Pékin.

Bref, on arrête de travailler, on perd une partie de son salaire, on bloque le fonctionnement normale de l'économie, on crie et on s'enflamme dans les rues pour une raison essentielle mais mal débattue, en fait si mal informée qu'on arrive rapidement à la conclusion que ces analyses techniques qu'on n'a pas eues ne sont pas l'essentiel.

Car bien sûr, on ne peut pas dire sérieusement que les gens sont inconséquent, incohérents, irresponsables. Les sociologues ont largement démontré que tout cela obéit à une logique propre, différente probablement de celles des démographes, des ministres et des parlementaires, mais qui n'en est pas moins réelle puisqu'elle fait marcher des foules. On a tous intérêt à écouter les sciences subtiles, nouvelle association de mots pour parler des sciences qui ne sont pas dures, mais qui ne veulent pas être molles non plus : les sociologues et les psychologues démontent en effet les logiques qui nous font agir, consciemment ou pas, mais qui sont aussi fortes, plus fortes mêmes que les logiques des experts qui savent des vérités validées par des disciplines vraies à priori, ces morceaux de la grande science.

Quel est donc le moteur qui fait bouger les français en ces jours particuliers, le carburant qui se transforme en exergie, en travail au sens de la physique ? Amusant de parler ici de travail, quand on parle en fait de grève...

Là on revient dans l'espace du blog, dans le domaine du "je pense que", parce qu'on n'a pas le recul ni le temps d'être un peu plus systématique et sérieux dans sa réflexion. Les plus puissants penseurs parleront des hauteurs de l'Olympe de la philosophie, mais, la plupart d'entre nous, plébéiens du clavier, plus modestement du comptoir du café du commerce.

Donc, je pense que les gens brusquement sortent des rôles qu'on leur a assignés et qu'ils semblaient avoir acceptés, ceux de consommateurs matériels et culturels, d'électeurs tous les deux ou trois ans, de salariés à la merci d'un hiérarchique qui peut cesser d'être bienveillant, de chefs de petites entreprises qui s'arrachent les cheveux au quotidien pour continuer à exister d'un jour sur l'autre. Un sujet important, les retraites, leur parle subitement de l'avenir, qui est incertain, mal décrit, inquiétant voire carrément anxiogène, et là ils crient : attendez, on arrête tout, il faut parler, comprendre, expliquer, s'expliquer, dialoguer, voir pratiquement quelle prise on peut avoir sur l'avenir, sur notre avenir, si l'avenir existe... Rupture dans le train-train d'un présent accéléré qui est en même temps gelé dans une précipitation sans perspective (cf. Beshleunigung, accélération).

Tout le monde le comprend bien, les lycéens par exemple, que les adultes prennent de haut mais qui disent simplement que la retraite, c'est leur avenir immédiat, celui où ils vont rentrer rapidement quand ils auront un travail, si et quand ils en auront un, ajoutent-ils avec une vraie perspicacité. La retraite des salariés qui défilent sera payée par les lycéens qui commencent à défiler. Qu'en sera-t-il d'ailleurs de leur propre retraite se demandent certains de ces ados, sans trop passer de temps à construire des réponses sur cette question si lointaine qu'elle n'angoisse pas encore et qu'elle n'a peut-être pas de réponse ?

Je n'ai pas de soucis que ces jeunes aillent dans la rue. J'y allais à leur âge, vieux bobo soixante huitard que je suis, et c'est à 16 ou 17 ans qu'on acquiert une conscience politique, un organe qui ne fait pas de mal dans la vie pour exister. J'aime d'ailleurs bien la formule choc et un peu démago, vingt fois répétée que si on peut aller en prison à 13 ans on peut défiler à 17 !

Ce qui fait se cabrer tout ces gens, à mon avis, c'est que le gouvernement a imaginé une solution à un problème que personne ne nie, en tout cas pas la majorité des gens - celui du financement pérenne des retraites par répartition, mais sans prendre le temps d'en discuter ni d'y chercher une solution collégiale, collective, républicaine, démocratique. En prenant le temps de parler de l'avenir, des options que nous avons, nous les français, des liens que nous entretenons avec les monde non français et des contraintes-opportunités que celui ouvre ou ferme.

Vaste programme, pas abordé du tout par un pouvoir qui sait tout et sait donc quelles décisions prendre, qui sait comment faire voter celles-ci en loi, malgré des millions de gens dans la rue qui crient "pouce !" Donc, soupçon d'une grande injustice sociale du projet de loi : mais, là encore, je n'ai pas compris en détail si c'est vrai ou pas, même si, intuitivement j'ai une petite idée de la réponse.

Et si ce chambardement annoncé se révélait un grand chambardement ? Voilà ma nostalgie soixante huitarde qui me reprend...

Plus d'essence pendant un mois, deux mois, plus de voitures hors peut-être la police et les ambulances. Plus d'avions pour aller au bout du monde pour une réunion de quatre heures ou pour 4 jours de vacances au soleil (il fait froid, dehors !). Je vais aller bosser en vélo sans me faire renverser par une voiture. J'y vais en tenue de sport, pas en costume cravate.

On pourrait ainsi apprendre rapidement à changer de paradigme, à inverser par exemple pistes cyclables et routes à voitures... Donner priorité aux vélos, transformer tout l'espace public en espace de rencontre, reconvertir ces circuits automobiles ubiquites, qu'on appelle rues, routes ou autoroutes. Inventer des solutions concrètes aux milliers de problèmes auxquels nous serions confrontés.

Alors évidemment cet optimisme en la capacité instinctive de notre société à voir les murs vers lesquels elle se précipite un peu avant la collision est un trait de caractère de ma part, un optimisme pas certain du tout, un peu comme le techno-optimisme des économistes et des sociologues avec lesquels je travaille sur des projets de prospective à long terme.

Mais comme ma fille préférée me le fait remarquer (je n'ai qu'une fille, bien sûr !), ceux qui sont dans la rue aujourd'hui sont avant tout les privilégiés des régimes particuliers de retraite que sont les cheminots et les qinquas, qui vont l'avoir, leur retraite, à un ou deux ans près, et donc pouvoir partir en vacances pour les trente ans à venir. Le problème des lycéens n'est pas leur retraite, mais le boulot qu'ils vont galérer pour avoir : il faut 2 ans et de demi avec un diplôme universitaire aujourd'hui pour accrocher un premier vrai job. Et personne ne parle pour les chômeurs, qui ne cotisent pas ou plus, pour les SDF, pour les femmes - qui a prononcé le mot de pension de réversion pendant ces campagnes à propos de la retraite ???

La pauvreté sur la planète et la paupérisation des sociétés riches sont les deux versants d'une des questions majeures d'aujourd'hui, à côté de la faim dans le monde et du changement climatique. Le dilemme pour l'avenir, croissance ou décroissance, pour cause de réchauffement ou d'épuisement des ressources, ne se pose plus dans ces termes : il y aura croissance asthmatique pour la société européenne, croissance confortable pour les riches, les nantis, et décroissance pour les pauvres ! Je ne suis pas sûr que la réforme des retraites du gouvernement aborde ces questions, je suis même sûr que non !

Une autre question qui me préoccupe, c'est que nos sociétés soient beaucoup trop lentes à résoudre les problèmes essentiels qui confrontent l'avenir et qui devraient se résoudre en anticipant les ruptures de paradigmes sociétales. La démocratie dans la vie politique ne marche pas si bien que cela, en tout cas elle échoue sur ces questions qui vont au delà de la gestion du présent. Les entreprises aussi, piégées de gré ou de force dans l'économie de marché, des marchés financiers en fait, ne tire pas non plus son épingle du jeu. Des pays qui risquent leur peau, au sens propre, comme Israël, n'arrivent à se désengluer d'une pensée immédiate et égoïste. La presse cultive l'instantanéité et la dévaluation en temps réel des informations qu'ils diffusent.

Il manque de la confiance, de la candeur, un peu de profondeur, un brin de réflexivité philosophique, de l'intelligence subtile, de la solidarité, pourquoi pas de la fraternité ?

Aller donc lire la parabole des ouvriers de la vigne...

L'alternative, si on ne résout pas ces questions difficiles, est plus de misère, plus de pauvreté, la guerre, la révolution ?, le vrai chaos, pas celui des manifs !