mardi 28 juin 2011

Voyage dans le temps....

Je viens de découvrir que je porte en moi une machine à voyager dans le temps. Aussi bien que HG. Wells, Isaac Asimov, Poul Anderson, et j'en passe de meilleurs ou de plus récents (who? ;-)) !

Mon temps habituel est un temps accéléré constitué d'instants trop courts qui se précipitent et se chevauchent, s'entrelacent et se concurrencent. Je suis un mutitasker par nécessité, par goût et par culture. Je revendique la polychronie dans laquelle mon éducation française m'a immergé, au point que j'aime cette façon de tout faire en même temps, seulement presque tout, et de pouvoir ainsi différer des décisions ou des choix, que le cours des choses rendra plus facile ou inutile demain, tout à l'heure, jamais. Une espèce de principe de Wally, merci Dilbert !

C'est un temps imposé de l'extérieur ou que j'impose à l'extérieur, dans une course prolongée, continue, mais pas plus effrénée qu'un marathon qui durerait toujours.

Il y a des moments privilégiés dans ces bouffées de temps, ceux où l'on prend son temps, pour manger par exemple. Le temps est alors dicté par le goût des choses, la cinétique de ses papilles et de sa bouche. Mais des interlocuteurs amusants et réveillés qui entretiennent une conversation brillante sont un piment supplémentaire qui renforce les arômes et les goûts, alchimie entre les capteurs du nez, de la bouche et les centres de l'intelligence, du rire et du plaisir. Encore du multitâche, mais élevé au rang de pratique rituelle, culturelle, élégante et sophistiquée. Si on est seul, il y a la télévision, quelle horreur, ou France Info, pareil, ou son i Phone !

Le temps que je viens de redécouvrir est celui de mon corps. Mon corps qui m'obéit habituellement, comme un outil docile. Mon corps, pas mon esprit, ni mon âme...

Donc, une petite opération, une anesthésie générale, quelques jours dans un hôpital, et voici mon corps qui reprend la direction des choses et me rappelle que c'est lui le métronome et que ses rythmes sont nombreux, complexes et impérieux. Complètement dépassée la dizaine de dimensions de la théorie des cordes et des espaces de Calabi-Yau!

D'abord, tous mes cordons ombilicaux coupés, sauf mon Black Berry, ouf, tout n'est pas perdu.

Mais j'ai perdu quelques heures d'inconscience et ma capacité à me réorienter prend quelques secondes, dans les paradis étranges des injections de morphine : paradoxalement, en salle de réveil, je dois consciemment m'arracher à tous ces méls que je devais envoyer en même temps et qui suffisaient à mon monde et m'interroger sur ce qui vient de m'arriver, tiens, sait-on jamais, c'est peut-être un fragment de réalité auquel je devrais m'intéresser ? Une botte de pansements sur le pied gauche, un lit profond, si profond, une couverture chauffante, me revoilà dans un cocon et je reprends un fil de temps. Un temps qui égrène les choses une à une, l'une après l'autre, c'est déjà assez compliqué de les percevoir et de les comprendre comme cela.

Je pense aux 5 semaines de sessilité qui m'attendent. Moi comme un arbre. Mais sans le loisir de prendre racine et d'aller explorer les mystères du sol. Juste un manque de mobilité. Inquiétude ? Un peu de peur ? Non, parce que la vie est belle, je ne sais trop pourquoi. Morphine ? Dans quelle monde ai-je re-surgi pour avoir de telles pensées ?

Le temps de ma plaie qui s'écoule à travers un drain - comme celui qui court le long des fondations de ma maison ? - qui va bientôt, qui forme sûrement déjà des liens avec les tissus voisins. Cellule après cellule ? Mon ignorance de ces mécanismes me parait abyssale. Comme mon ignorance du rythme du temps qui les accompagne.

Le plastique, quel plastique ?, du polyéthylène ?, qui entre en moi et y aspire un liquide rouge, du fer, de l’hémoglobine, du sang ?, sucé par le vide de la petite bouteille en plastique qui m'accompagne. Et le cathéter qui entre dans ma cuisse et par où la morphine entre plus d'autres molécules dont je n'aurai jamais connaissance, mais qui anesthésient le pied comme si lui n'était pas réveillé. La perfusion sur le dos de ma main, par où est entrée la novocaïne qui m'a endormi. Probablement pas de la novocaïne, je en suis pas chez le dentiste !

Mon univers est rétréci à mon corps, pourquoi un tel soucis de ce simple outil ?

Le temps passe, je reviens dans ma chambre. Voyage de retour plus rapide qu'à l'aller. Serais-je dans les vaps ? Tiens mon Black Berry. Tous ces méls à lire... Passionnant. Passionnant ???

J'appelle ma femme, ma fille, ma secrétaire ne répond pas. Par contre ma douleur s'invite dans ce chapelet de noms féminins.

C'est quoi la douleur ? Bonne question. C'est mon corps qui me parle. Cela ne fait pas nécessairement mal, ni très mal. C'est aussi mon corps qui se réveille, des sensations qui reviennent. Un chiffre entre 1 et 10, m'apprend-on. Une rétribution en gouttes de morphine que je peux m’administrer tout seul; il y a même une étiquette en anglais qui dit que seul moi je peux appuyer sur le bouton. Tous les malades à Metz lisent-ils l'anglais ? Et des gélules d'antalgique et d'assomme-bœuf. Etc.

Mon corps toujours... Comment bouger ? Bigre, en voilà une question philosophique. Comment pisser ? Comment .... ? J'ai quelques minutes, quelques heures, quelques jours pour réapprendre, alors que Raphaël va mettre des mois. Je suis quand même revenu au statut de bébé, même si la temporalité est accélérée. Et j'ai tellement de chance par rapport au papa de Patrice !

Maintenant, 4 jours après, je travaille 8 heures par jour dans mon salon, avec 3 ordinateurs, deux téléphones et deux béquilles. J'ai été réintégré dans le temps que j'aimais tant, avant. Sauf quand il faut se lever et marcher sur trois pattes, la quatrième repliée sous moi comme un flamand rose (drôle de comparaison, mais quand on fréquente Montpellier, ça s'impose) et préparer chaque bond en avant pour ne pas perdre l'équilibre et ne pas se viander par terre. Et les muscles des bras et de la poitrine qui crient, encore mon corps et son temps à lui.

J'arrête, ça suffit !

Et si le temps n'était pas une variable physique mais une donnée subjective ?

Ça y est, j'ai réinventé l'eau tiède !