mercredi 20 juin 2012

L'acier est-il ringard ?

Pour ceux qui savent qu'un ringard est une tige d'acier, le titre peut ressembler à un jeu de mot.  Mais il s'agit de fait d'un débat récurrent, relancé cette semaine au CES de Lorraine par Jean-Louis Beffa, venu y faire la promo de son dernier bouquin (La France doit choisir, Seuil, janvier 2012).

Ulcos : Beffa l’iconoclaste

Jean-Louis Beffa, ancien patron de Saint-Gobain – Pont-à-Mousson, lance un pavé dans la mare en contestant le bien-fondé du projet sidérurgique de captage-stockage de CO2 ULCOS, envisagé à Florange.
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(Le Républicain Lorrain, 14/06/2012)



Au premier degré, j'avais répondu que "bien sûr que l'acier était ringard, comme l'amour, comme le sexe.  Hâtons-nous de vite passer à autre chose !" Mais si on essayait d'en parler plus sérieusement ?

Le fond du fond est qu'on a produit autant d'acier depuis 2000, que pendant les cinquante années qui ont précédé. La production mondiale s'est envolée pendant cette période et elle continue à augmenter.  Les prospectivistes prévoient un doublement d'ici 2050, et, même s'ils se trompent sur les chiffres précis, il n'y a aucun doute pour personne que le trend y est. L'acier est au cœur de tout ce qu'on touche et de tout ce qui nous entoure, qu'on soit chez soi, au travail ou en voyage.  C'est vrai depuis plusieurs milliers d'années et ça va continuer encore longtemps. Désolé, c'est comme cela ou, Dieu merci, c'est comme cela, suivant le lecteur.

Donc, le monde a besoin d'acier, comme il a besoin de matériaux structuraux de base, car nous vivons dans un monde en dur, matériel (donc fait de matériaux !), pas dans la matrice de Matrix.  Cette demande stable, sur la durée, qui remonte carrément à la préhistoire, n'est pas ringarde.  Respirer n'est pas ringard, aimer n'est pas ringard, faire des enfants n'est pas ringard !

Si on y regarde de près, une usine sidérurgique est un lieu de haute technologie, dans lequel les ingénieurs réalisent quelques unes des plus grandes prouesses de la technologie. C'est vrai et facile à démontrer. Donc, le secteur et le matériau acier sont certes là depuis longtemps, mais ils ne sont ni usés, ni dépassés, ni en voie de disparition : Si on y regarde de près, les aciers sont des composites intégrant à grande échelle des nanomatériaux - par exemple, la perlite, dont le secteur produit donc de l'ordre de 10 puissance 33 atomes par an !! La modernité est un concept à la mode, mais il est fragile, voir Habermas.  L'acier aussi est moderne et, dirais-je, il est même complètement post-moderne, le concept qui a fait suite à celui de modernité et qui, lui aussi, fait preuve d'usure, voire de ringardise !

On peut donc à la fois être durable, stable, exister depuis longtemps et être moderne, post-moderne et plus encore !

Si on a besoin d'acier, qui doit le fabriquer ? ll y a deux modèles, comme toujours. Soit on le produit localement, ou on l'importe du bout du monde. Aujourd'hui, en Europe, on produit l'acier dont on a besoin. Le commerce international reste très minoritaire, essentiellement parce que les coûts de  transports sont du même ordre de grandeur que les gradients de prix de revient, liés le plus souvent au coût du travail.  La mode a longtemps été que les industries de base, même si elles sont modernes, devraient aller au bout du monde la fois pour externaliser la pollution, un réflexe tout à fait néo-colonial, et pour partager la création de valeur de l'économie avec les pays émergents. On pense de plus en plus aujourd'hui, qu'une économie locale doit comporter une fraction importante d'industrie, y compris celles des matériaux qu'elle met en œuvre. 

Il n'y a donc plus de raison "moderne" d'envoyer la sidérurgie au bout du monde, dans la mesure où la consommation locale ou régionale se maintient.  Inventer de nouvelles industries est important, surtout si on change de cycle de Kondratiev, mais on n'a pas besoin de faire table rase de sa culture, de son passé et surtout des secteurs qui existent et marchent bien.

Question résiduelle mais centrale, donc, la consommation européenne d'acier se maintient-elle ?

La réponse était clairement oui, jusqu’à la crise de 2008 : une croissance faible mais réelle, correspondant à la croissance modeste mais réelle de l'économie européenne..  Ensuite, il y a eu un effondrement et depuis la petite reprise survenue l'année dernière, qui n'a pas retrouvé les niveaux d'avant 2009. S'agit-il d'une rupture durable pour la consommation d'acier en Europe, révélée par la crise - un peu comme la première crise pétrolière avait servi de marqueur à la fin des 30 glorieuses,  ou simplement du fait que la crise de 2008 est solidement installée et n'a fait l’objet que d'une courte rémission.  Je crois à la deuxième explication, celle d'une crise durable, qui affecte de facto le monde entier, même si elle est en ce moment plus évidente en Europe.

Avec cette intuition, quand la crise s’effacera, on devrait retrouver une dynamique de demande équivalente à celle d'avant.  Comment les capacités de production disponibles, qui ont été héritées du passé, correspondront-elles à ces besoins ?  Surproduction ou sous-production ? Quelles fluctuations conjoncturelles sont-elles à prévoir ? Comment nous adapterons-nous à ces fluctuations, en important en période de plus forte demande ou en exportant en période de de plus faible demande ? Quelles usines devraient être privilégiées? Sur quels critères ? Quelles acteurs économiques devront porter ces ajustements ?

Le challenge majeur qui nous fait face, c'est le changement climatique, un bouleversement gigantesque, dont la plupart des parties prenantes n'ont pas encore analysé l'ampleur. C'est à l'aune de ce changement climatique que les technologies à privilégier pour le futur sont à choisir.  C'est encore plus vrai des usines sidérurgiques qui produiront de l'acier pour les 20 ou 30 ans qui viennent.

La réponse pour la sidérurgie, s'appelle ULCOS.  ULCOS permettra de réduire les émissions de CO2 de 50 à 80%, ce qui est énorme !  Elle donnera aux usines qui l'utiliseront une visibilité à long terme, la capacité de répondre aux contraintes climatiques et un avantage en coût très substantiel par rapport à celles qui n'en seront pas encore équipées. Donc, opportunité d'être vert et de créer de la valeur économique, une coopération assez rare et proprement spectaculaire.

Cette technologie devrait être mise en place à Florange. L'usine lorraine se retrouvera alors projetée en tête des usines aujourd'hui les plus performantes du continent, sinon du monde ! Une redistribution géopolitique des cartes inattendue et fondamentale.  Elle réduira ses émissions de CO2 de façon drastique, sa consommation énergétique aussi et aura le potentiel de réduire de façon majeure toutes ses empreintes environnementales.

Réussir une telle transformation en Lorraine, ce n'est pas protéger une industrie ringarde, qui n'a d'ailleurs rien de ringard. C'est construire un monde pour nos petits enfants, moins hostile que celui qui émergerait si on n'agissait pas.  Probablement aussi moderne ou post-moderne,e que de construire une grande centrale solaire, dont tous les kWh seront subventionnés pendant au moins les 20 ans à venir !