samedi 15 décembre 2012

Dictionnaire amoureux et rageur de l'acier et des sidérurgistes...


ArcelorMittal, Florange et ULCOS ont fait l'ouverture des journaux télévisés pendant plusieurs semaines, à la mi-décembre 2012, quand les évènements bougeaient. Les plateaux de télé regorgeaient alors d'experts en tout, qui nous donnaient des avis-minutes à l'emporte-pièce sur tout, même sur des questions assez absconses de sidérurgie. J'avais commencé à l'époque un blog où je voulais examiner les choses en allant au-delà de ces certitudes répétées par les uns et les autres et dont la vertu était de faire court et simple, répondant ainsi à un espèce de crédo des médias, qui croient que les choses sont intrinsèquement simples et donc qu'on peut les expliquer en quelques phrases (in a nutshell) à tout un chacun.

Mais les questions ne sont pas si simples et à chaque pas, j'ai eu besoin d'approfondir un peu et le temps a passé. Cela a permis à ma colère de rentrer dans son lit, et les références à des propos péremptoires entendus sur telle radio ne sont plus intelligibles, ni importantes. Sortir donc du style du blog qui tombe dans le travers de commenter à chaud...

Je me contente donc de quelques questions de fond, que je traite avec mes convictions et mes exigences.

1. L'acier est un matériau ringard et dépassé, qu'on ne devrait plus fabriquer en Europe (Jacques Attali). Autrement dit, toutes ces histoires de Florange, etc, sont une distraction par rapport aux "vrais" problèmes.

La production mondiale d'acier a doublé au cours des 12 dernières années. L'Europe reste la région du monde qui produit le plus d'acier par habitant. ArcelorMittal produit la moitié de son tonnage en Europe. L'acier ne correspond pas a un engouement, ni à une mode, on s'en sert depuis plusieurs millier d'années. Les pays émergents construisent leur modernité sur des centaines de millions de tonnes d'acier. Ce trend va continuer encore très longtemps, à l'horizon d'une prospective faisable, car  l'acier a des atouts extraordinaires : ce sont des dons de Dieu, si on me pardonne l'expression, et pas tellement le résultat des talents d'ArcelorMittal et de ses confrères.  Ne pas oublier non plus que les aciers et les métiers de la sidérurgie ont été inventés en Europe, a quelque échelle historique où on se place.

L'acier se place parmi des invariants sociétaux comme la vie, l'amour ou la mort. On n'externalise ni ne mondialise pas l'amour car une certaine proximité physique reste encore nécessaire pour le faire. L'acier doit être considéré de la même façon : une autre métaphore consiste à parler des grandes fonctions de l'organisme et de leur support et de 'énoncer que de même qu'on ne peut imaginer un organisme animal sans leucocytes, on ne peut pas imaginer une socité sans  acier. Les leucocytes sont générés un peu partout dans le corps et circulent partout, das le sang et dans la lymphe; de même l'acier doit être produit partout et il circule dans tous les objets que nous avons fabriqués pour constituer le contenu matériel de notre vie "civilisée".

Une discussion un peu plus détaillée de tous ces points serait probablement nécessaire, pour montrer qu'une organisation mondiale de la production d'acier, avec des centres de production distincts des centres de consommation, n'a pas beaucoup de sens et ne peut que fonctionner à la marge (cf. l'échec spectaculaire et très récent des aventures de ThyssenKrupp Steel, qui visait à produire l'acier brut au Brésil et les produits finis aux USA).  Mais cela dépasse largement le format d'un blog comme celui-ci, qui est déjà très bavard.

2. L'Europe n'a plus besoin d'autant acier que dans les années 2000. Il faut accepter une réduction durable de production et donc ajuster capacité de production et production réelle dès maintenant et de façon volontaire. Tout en gérant la cyclicité du métier.

Là aussi, chacun fonde ses analyses sur des "évidences" qui n'en sont guère.

Le rapport entre production réelle et capacité de production est en général < 1, de façon à pouvoir suivre les variations de conjonctures et gérer facilement les arrêts pour maintenance, réfections, et incidents. Ce taux d'utilisation, au niveau mondial, est situé entre 65 et 85%. Il est suivi par worldsteel et se situerait en ce moment au voisinage de 80% (cf. figure 1). Les prévisions de l'OCDE, il y a deux ans, prévoyaient un taux d'utilisation de 72%, donc une situation qui s'est corrigée entre temps.
figure 1: taux d'utilisation des équipements sidérurgiques
dans le monde au cours des 30 dernières années
(source OCDE, 2010)


La production d'acier en Europe, sur les 20 dernières années, montre une croissance annuelle de 1,5 % de 1990 jusqu'en 2007, puis un effondrement en 2008/2009, d'environ 50%, et une reprise de 25% qui laisse l'économie 25% sous le niveau d'avant la crise (176 Mt en 2011). Il est intéressant de noter que la production de produits plats, essentiellement issue de hauts fourneaux en Europe, est restée stagnante, alors que la croissance s'est effectuée en produits longs, donc par la filière du four électrique

Une telle chute, même après la reprise qui a suivi, dépasse très largement un à-coup conjoncturel et relève de la crise économique majeure. Donc un évènement de nature cataclysmique, dont la durée est difficile à prévoir et qui cache probablement un changement profond dans la nature de l'économie qui n'a pas encore été clairement analysé ou identifié à ce jour. La question de savoir à quel niveau remontera la production lorsque la crise sera résolue est donc particulièrement difficile et celle de la date de fin de crise n'est guère plus facile !

Imaginons néanmoins un retour à la situation quo ante. La surcapacité de production apparente actuelle ne serait dans ce cas que provisoire. Comment gérer le passage entre la situation actuelle et cet avenir plus radieux ? On peut fermer des usines et en reconstruire des neuves plus tard ou bien mettre les usines sous cocon et le personnel au chômage, technique ou définitif selon la durée de la crise ou compter sur les importations pour répondre à la remontée de demande.

Figure 2
S'ajoute à cela le progrès technique et les gains de productivité, de l'ordre aussi de 1,5 % par an pour faire simple, qui permettent de suivre la croissance de production observée en période de régime permanent sans construire globalement de nouvelles capacité de production. En fait, il faut fermer régulièrement des usines intégrées (2 Mt de capacité par an) et construire tout aussi régulièrement des fours électriques.

Arcelor avait lancé à la fin des années 1990 un plan dit Apollo, qui prévoyait de fermer les usines de Florange, Lièges, Brême et Eisenhüttenstadt, soit environ 10 Mt de capacité sur une période de 8 ans. Il faudrait analyser la stratégie de cette époque pour comprendre exactement les hypothèses de cette démarche : il y avait d'une part la volonté de proposer un plan stratégique sur le long terme et de s'y tenir, dans le but de maîtriser la cyclicité des marchés dans le secteur acier par les vertus d'une certaine transparence ; une certaine arrogance d'Arcelor dont la taille lui donnait la responsabilité à lui seul de réaliser la réduction de capacité liée à 5 ans de gain de productivité de toute la sidérurgie européenne, alors qu'il ne représente que 20% du marché. Probablement aussi, était prévue une réduction et non un maintien de la production et des objectifs financiers vis à vis des investisseurs et des banques étaient en cause.  La prise de contrôle d'Arcelor par Mittal a conduit à abandonner le plan Apollo, à la fois parce que la conjoncture s'annonça bien meilleure qu'attendu dans les années 90 et afin de séduire les pays menacés de fermeture, la France, la Belgique, la Basse Saxe et le Brandebourg, en présentant l'OPA de Mittal comme une solution pour préserver des emplois et maintenir un activité économique locale.

Toute référence aujourd'hui au plan Apollo, conçu il y a au moins 15 ans, relève d'effets de manche et non d'une discussion économique serrée. Le paysage géopolitique de la sidérurgie a trop changé pendant cette période pour que les raisonnements d'alors puissent être repris tels quels maintenant !

Si on poursuivait avec une analyse plus fine à l'échelle de chaque pays européen, comme le fait le rapport Faure, on verrait que la production d'acier s'est mieux redressée en Allemagne (retour au niveau d'avant la crise) que dans les pays plus durement touchés par la crise, où, de surcroit, l'industrie est moins bien représentée dans le PIB. C'est le signe que la production d'acier est en partie contrainte par les frontières nationales.  Cela ne donne cependant pas licence à raisonner en termes de capacités de production nationales, car les échanges commerciaux entre pays de l'Union restent essentiels.

Quand est-il licite de parler de surcapacité - ce que beaucoup de gens se hâtent de le faire en ce moment ?  Il y a certes trop de capacité de production d'acier, hic et nunc, par rapport à la demande actuelle, mais cela a été corrigé en arrêtant (idling) de nombreux hauts fourneaux (11 sur 35 dans AM en ce moment). Faut-il pour autant les arrêter définitivement ? Tout dépend des paris ou des projections que l'on fait sur l'avenir et de la capacité qu'on aura de redémarrer les usines à l'arrêt, une question à la fois technique et humaine (compétences). Suivant les réponses, il y a ou il n'y a pas de surcapacités.

Ma prudence voudrait qu'on choisisse de dire qu'il n'y en a pas. Mais maintenir à l'arrêt des installations a un coût et une entreprise ne peut les assumer que dans une certaine  limite, d'euros, de temps, de capacité à redémarrer.

On peut aussi s'interroger sur la meilleure stratégie pour être en mesure de redémarrer : elle impliquerait peut-être plutôt de maintenir un plus grand nombre de HF en service, mais à un plus bas taux d'utilisation : il va de soi que si une usine est complètement arrêtée et le personnel éloigné des ateliers par des licenciements secs (comme cela est possible aux États Unis) ou des mises en chômage partiel fortement subventionné (comme en France), elle pèse moins sur les coûts de l'entreprise, une vision immédiate et à très court terme qui peut l'emporter par rapport à une vision stratégique à plus long terme dans la logique d'un opérateur.

3. De toute façon, l'Europe est entrée dans une économie circulaire qu'il faut renforcer. Les hauts fourneaux sont condamnés (donc ULCOS était une mauvaise idée, sic!), et ce qu'il faut c'est renforcer le recyclage de l'acier (Noël Mamaire, France 2)

Cette affirmation n'est absolument pas vraie à l'échelle du monde, car la durée de vie en œuvre de l'acier, comprise entre 30 et 40 ans, est très supérieure à l'explosion récente de la production chinoise, donc mondiale (une 15 aine d'années).  Il est donc impossible de répondre à la demande à partir d'acier recyclé.

Au niveau de l'Europe, à supposer qu'on puisse l'isoler du reste du monde (ce qui revient à faire l'hypothèse que le solde des échanges de ferrailles sont petits par rapport à la génération annuelle), on pourrait par contre fonctionner avec des niveaux plus élevés de recyclage : les sidérurgistes, qui pensent et affirment que le taux de recyclage est supérieur à 80%, n'assument pas la réalité, compte tenu des exportations, et doivent imaginer des taux de recyclage trop élevés (80% au moins, contre 50-60% au mieux), ce qui signifie soit qu'on ne recycle pas au niveau attendu, soit que le bilan des exportations de fer est mal décrit et mal pris en compte. Quelle que soit la réponse, il est indispensable de faire les études correspondantes (MFA), une bonne fois pour toute.

Approfondir ces points est important, car c'est ainsi qu'on doit traiter de la question de savoir si il existe trop de hauts fourneaux en Europe par rapport aux fours électriques.

Se rappeler que dans les années 1990, c'est sur la base de raisonnements de ce genre que les HF de Gandrange ont été fermés et remplacés par des fours électriques (les historiens devront se pencher sur la question, s'ils retrouvent les bonnes archives : le dossier d'investissement de Gandrange était d'une pauvreté absolue et relevait d'un sophisme énorme, pas très différent de celui sur lequel Mittal base la justification de la fermeture de Florange aujourd'hui; l'IRSID avait aussi signé un document prospectif, proposant une approche de type MFA avant que ce concept n'ait été formalisé dans le monde scientifique, mais les données utilisées étaient notoirement fausses...!).

Mon intuition aujourd'hui est, qu'en effet, on devrait remplacer une partie des HF par des filières électriques. Vaste chantier, que personne n'a réouvert récemment, à ma connaissance !

PS. on n'oubliera pas non plus que Gandrange (son aciérie électrique) a fini par être fermé par AM, dans une logique qui rappelle exactement celle de Florange.  Là aussi, les historiens devront venir à la rescousse, pour échapper aux polémiques. La fermeture relevait d'un besoin et d'une volonté de réduire la capacité de production de produits longs en Europe (alors que l'usine de Gandrange avait été construite avec un raisonnement à plus petite échelle, l'échelle française, et donc une inadéquate par rapport à la "bonne échelle", l'échelle européenne). Choisir Gandrange, par contre, relevait de querelles internes à AM, où le lobby interne allemand a défait le lobby français avec le soutien du lobby luxembourgeois - victoire à la Pyrrhus puisque maintenant, non seulement Gandrange est fermé et quasiment oublié, mais les usines luxembourgeoises d'AM sont aussi en partie arrêtées en attendant de l'être toutes, avec le siège emblématique du centre ville.

4. S'il faut réduire les capacités de production de la filière intégrée, pourquoi choisir Florange (et Lièges) parmi les usines d'AM et pourquoi faire peser l'essentiel de la réduction de capacité sur AM et non pas la partager, par des moyens à définir, entre les différents producteurs européens ?

Les considérations précédentes montrent à l'envie que même avec une Europe qui tient son rang d'économie vivante dans le monde, même avec un marché sidérurgique en légère croissance, une réduction des capacités de production sur le long terme, pour l'ajuster à la demande régionale, en particulier en matière de production primaire ex minerai et hauts fourneaux, est inscrite dans le trame historique et il faudra en passer par là - c'est la résultante du progrès technique au sens large. La seule contre-politique consisterait à produire pour exporter, une espèce de modèle allemand étendu à l'échelle de l'Union européenne, soit en direct sous forme d'acier soit sous forme de produits manufacturés contenant de l'acier: challenge important, qui n'est repris par personne aujourd'hui à ma connaissance.

Donc, nous admettons le douloureux, la réduction du nombre de hauts fourneaux. Mais quels fourneaux faut-il fermer ?

La théorie économique indiquerait que ce sont ceux qui perdent de l'argent qui devraient fermer en premier.  Mais la question est complexe, surtout si on veut la traiter avec des idées simples, compte-tenu de l'accès impossible aux données qui restent cachées dans les fichiers hyper-confidentiels des entreprises ! Même les syndicats d'AM qui ont connaissance de beaucoup  de données économiques confidentielles (mais pas toutes !), n'y arrivent pas ! ou alors concluent que Florange est un site rentable, comme l'a fait le gouvernement français et le rapport Faure, alors qu'AM dit le contraire.  Choc absolu de logiques exclusives les unes des autres, que l'on résume, sans rien expliquer, en disant que c'est une affaire politique !

Quelques éléments de compréhension, mais sans exhaustivité, car nous n'avons ni les moyens ni le temps de rentrer dans une telle analyse.

La notion de rentabilité d'un site est une notion relative, datée, qui dépend lourdement de l'histoire, mais aussi de la chaine de valeur à laquelle il participe, et, plus généralement de la santé financière de la société qui le possède et de l'état de l'économie : oulala, ça fait beaucoup de facteurs, qui laissent une place indécente à des déclarations contradictoires à l'infini des uns et des autres !!

Notion relative d'abord : un site est moins ou plus rentable qu'un autre, mais il ne perd pas nécessairement de l'argent. Maximiser des profits, ce n'est pas équivalent à réduire des pertes !

La notion est aussi datée : ainsi, Florange, qui a été parmi les sites d'AM les plus rentables en Europe (dans le premier tiers), ne l'est pas nécessairement aujourd'hui.  En outre, comme on ne consolide pas les profits à l'échelle de chaque site, mais d'une business unit, on peut aussi s'interroger sur le sens qu'aurait l'expression gagner ou perdre de l'argent à l'échelle d'un site (comment relocaliser les coûts mutualisés ?). 

Enfin, on peut aussi se rappeler que la sidérurgie est une industrie cyclique, qui créait et détruisait de la valeur, alternativement, dans la période des 40 piteuses : AM a semblé un temps sortir de cette malédiction du métier en affichant systématiquement des profits depuis sa création, au point de n'avoir plus la volonté ou la capacité d'encaisser des pertes annuelles récurrentes sur plusieurs années: en effet, la valeur de la société a été divisée par 5, et AM est très endettée, alors que ses avatars européens précédents, privés ou nationalisés,  avaient encore des ressources financières propres (même quand c'étaient celles de l'état) et la capacité de lancer des augmentations de capital. 

La notion de rentabilité dépend de l'histoire : si je construis l'usine la plus moderne du monde, c'est-à-dire celle qui a les prix de revient les plus bas, et que je néglige d'en assurer la maintenance et d'y incorporer régulièrement le progrès technique incrémental, elle cesse d'être exemplaire et descend peu à peu dans l'enfer des sites de moins en moins rentables. Je peux aussi l'alimenter en matières premières de mauvaise qualité (donc de valeur d'usage inférieure), lui vendre lesdites matières premières à des coûts de cession qui ne reflètent pas la valeur d'usage, racheter les produits à des prix conventionnels sans rapport direct avec les prix du marché (pour générer les profits dans un pays choisi pur des questions d'optimisation fiscale), etc; cerise sur le gâteau, on peut ne pas faire tourner les installations qu'à capacité réduite (un fourneau au lieu de deux, par exemple, comme à Florange ; arrêts intempestifs des installations, pour coller à la conjoncture, ce qui désorganise l'usine, cas de Fos-sur-Mer aujourd'hui), ce qui augmente les coûts fixes, ou ne pas investir dans des équipements essentiels (comme des moteurs diesels pour récupérer l'énergie des gaz de haut fourneau) sous le prétexte qu'avec ULCOS, ces équipements ne seront pas utiles - ce qui est vrai à condition qu'on fasse ULCOS. La position de Florange aujourd'hui, dont la rentabilité en matière de coûts fixes n'est pas bonne, relève de cette logique : on a chargé la barque, comme disent les financiers, pour que le site périclite, comme on avait fait péricliter le site de Gandrange.

La rentabilité dépend de la chaine de valeur : si une usine produit seule un acier à succès et très rentable (l'USIBOR, par exemple), sa rentabilité dépend largement de l'aval de sa chaine de valeur.  Florange a l'exclusivité de la production de cet acier, bien protégé par des brevets et que les concurrents ont du mal à imiter, et bénéficie donc d'un atout extraordinaire. C'est pour cela qu'AM ne voulait pas que le site complet soit vendu ou nationalisé, car le transfert de production sur d'autres sites, à Gand par exemple, est en cours mais encore non maîtrisé. On a ainsi introduit une séparation entre usine à chaud et usine à froid - un concept TRES discutable, car basé sur des raisonnements de coût de revient très étroits, étriqués et tendancieux, qui permet de fermer les HF et l'aciérie, déclarés pas rentables, mais de garder le froid, déclaré  très rentables et, mieux, hyper-stratégique, en attendant que la production en question ne soit relocalisée dans un site mieux assuré de son avenir.

On aussi mentionné la santé financière de la société, donc sa capacité à affronter de gros grains économiques.  AM dépend beaucoup des marchés financiers pour financer sa dette et la refinancer (23,2 G$ fin septembre 2012), dans la mesure où elle a distribué  tous ses bénéfices sous forme de dividendes et qu'elle n'a pas procéder à des augmentations de capital, depuis sa création. D'où l'importance des agences de notation dont les trois principales (Moody's, S&P's et Fitch Ratings) ont placé le titre dans les junk bonds, ce qui conduit à des taux d'intérêt de 9% (contre 4,5% en mai 2012). La stratégie actuelle consiste à vendre des actifs, particulièrement dans le domaine minier où le groupe a investi massivement et avec une grande légèreté, et il prévoit de réduire ses dividendes l'année prochaine ( de 0,75 à 0,20 $/action).  Noter aussi que le groupe a déprécié de 4,3 G$ les écarts d'acquisition de ses filiales européennes le 21/12/2012, signe qu'il prend acte du fait qu'Arcelor a été acheté beaucoup trop cher. On ne peut donc espérer faire du cash en vendant des actifs sur le vieux continent !

Enfin, il y a l'état de l'économie et la nature de la crise qu'elle traverse. On en a déjà largement parlé. On pourrait cependant ajouter que la sortie de la crise relève aussi des entreprises et qu'on pourrait imaginer que celles-ci prennent des mesures susceptibles d'accélérer le processus, pas de le plomber : je suis plutôt keynésien et je crois que la demande relève aussi des politiques des entreprises.

En dernière analyse, les entreprises décident en leur for intérieur et sans critère avoué ou avouable, des sites qui vont survivre et de ceux qui vont périr. Pas grand chose à voir avec une rentabilité qui serait absente ici et sur-vitaminée ailleurs. C'est le pouvoir régalien du chef d'entreprise qui est en jeu. Il prend ses décisions sans s'appuyer exclusivement sur l'économie.  Il le fait à partir d'un jeu de contraintes très large, en connaissance de cause... ou pas. 

Dans le cas de Mittal, qui est entouré d'un cercle rapproché de conseillers à qui le courtisianisme n'est pas étranger, qui craignent le chef et qui représentent des lobbies internes (le lobby flamand avant tout), il n'est pas certain que le grand patron ait complètement conscience des manipulations qui sont en cours : cela a-t-il d'ailleurs la moindre importance, dans la mesure où jusqu'ici la méthode a semblé fonctionner ?

En résumé, parce qu'il faut très probablement (= c'est ce que presque tout le monde dit) réduire le nombre de HF en Europe, qu'AM, le plus gros des sidérurgistes, ne peut guère espérer échapper à cette tendance lourde, autant prendre les devants et décider de ceux qu'on va fermer dans sa propre entreprise. On choisit deux sites au hasard - ou presque, pour minimiser les ennuis, pas pour maximiser la rentabilité de l'ensemble : exit les sites continentaux français (Florange) et belges (Lièges) - on ne touche pas aux sites continentaux allemands, serbes, tchèques, polonais (?) etc ; et on ne discute pas des sites des concurrents qui tous ne sont pas situés eu bord de la mer, voir Linz et Duisburg. On a prévu le coup de longue date et on a favorisé sur la durée le site qu'on va privilégier, à savoir Gand : c'est de la stratégie sur le moyen et long terme, qu'on met en oeuvre en lui attribuant les meilleures matières premières mais aussi en peuplant FCE presque exclusivement de dirigeants issus de cette usine.  CQFD.


5. Et ULCOS dans tout cela ? La question a-t-elle même sa place par rapport à ces jeux de puissance qu'on vient de décrire, où l'environnement tient si peu de place ?

ULCOS c'est, c'était, un programme pour réduire l'empreinte carbone de la production d'acier en Europe, dans AM et dans le monde. 

Le changement climatique, dans un contexte de déni, de désintérêt et d'impuissance générale, reste un marqueur inexorable de l'avenir. On a atteint 391 ppm de CO2 en novembre 2012, alors que l'on parlait encore auparavant de 387 ppm. Les prévisions pour 2050 sont d'une augmentation de température  de 2°C (le seuil qu'il ne fallait à aucun prix dépasser en 2100) et, en 2100, de 4 à 6°C, peut-être beaucoup plus, car les modèles prédisent mal cette zone d'explosion des concentrations dans laquelle on a pénétré.  L'avenir est très sombre, pire même que sombre, mais on parle d'autre chose dans la vie politique comme dans les entreprises. 

ULCOS a eu l'heur ou le malheur de croiser le destin de l'usine de Florange. On y trouvait en effet un HF, sur lequel pouvait être testé rapidement l'une des technologies inventées par le programme ULCOS - ULCOS-BF - qui redonnait au site un avenir indiscutable : la technologie et la logique de l'économie carbone allait redonner à Florange un avantage compétitif clair et facile à expliquer. 

A Bruxelles, les Eurocrates lancent une machine à subventions destinée à encourager le CCS, la technologie mise en avant dans ULCOS-BF: plusieurs dizaines de milliards d'euros seraient distribués par ce canal (le programme NER 300). Hélas, la politique a ses règles, ses ambiguïtés et ses compromis et les règles de ce programme sont bizarres : les subventions, attribuées par concours, ne seront versées qu'après que le programme ait réussi. Les industriels lauréats doivent donc avancer l'argent sur une période 10 à 15 ans (100 millions de frais financiers à assumer, hors subventions, sur un budget de 500 millions !) et assumer les risques d'échecs total ou partiel.  Le système est "assuré" sur la vision d'une valeur à terme du carbone qui permettrait de "se refaire", mais depuis le lancement du programme, la valeur du carbone a été divise par 3 et rien n'indique qu'elle va remonter à horizon visible. Par ailleurs, il est financé par des droits d'émissions dont la valeur s'est effondrée dans les mêmes proportions, ce qui fait que la Commission dispose d'un budget de financement réduit à une peau de chagrin.

ULCOS concoure en février 2011 dans ce programme (gros dossier de 600 pages préparé par plusieurs dizaines de personnes en environ un an). Il est sélectionné en juillet 2012, mais mal placé compte tenu du nombre de programmes que la commission a les moyens de financer (8ème sur 8 - on peut d'ailleurs exégéser ce classement et l'expliquer par une certaine couardise intellectuelle de la Commission vis à vis des dossiers et des enjeux).  Las, entre temps, tous les dossiers mieux placés qu'ULCOS sont retirés par les entreprises et les états membres qui en sont les porteurs : démonstration éloquente et par l'absurde du caractère ubuesque du programme NER 300. Personne n'a encore décrit un business model réaliste pour le CCS ! 

Fin novembre, le dossier ULCOS-BF est le seul qui reste en lice et la Commission est prête à annoncer le 13 décembre 2012 que le projet est le lauréat unique du programme NER 300 (la décision est publié comme draft sur internet; elle aurait apporté une subvention de 364 M€). Mais, entre temps, AM avait annoncé que les HF de Florange, à l'arrêt, ne seraient jamais rallumés, ce qui rendait la situation complexe : la proximité de dates est en soi intéressante, car l'arrêt pouvait se prolonger encore quelque temps, malgré l'impatience des syndicats, mais l'échéance qui s'annonçait de l'attribution des financements NER 300, allait de pair avec l'engagement de maintenir le site lauréat ouvert pendant 10 ans au delà de 2016. Donc, selon mon interprétation, AM met en route dans le courant de l'été une machine pour fermer définitivement Florange et ne pas être gêné dans les média par l'attribution du programme NER-300 : le jeu consistait donc à justifier la fermeture par la crise et le manque de rentabilité du site et à faire en sorte que Bruxelles soit mise devant le fait accompli et "ne la ramène pas" avec ULCOS.  

Rien ne s'est passé comme prévu par AM. Le gouvernement français a soutenu le programme ULCOS-BF vis à vis de Bruxelles bien qu'AM ait été très explicite sur ses intentions. Puis une lettre destinée à rester confidentielle (la troisième, en fait) a été envoyée  à Bruxelles disant que AM retirait le projet ULCOS-BF du NER 300.  Le gouvernement français avait entre temps négocié avec AM sur Florange et la nationalisation du site, pour le confier à un tandem constitué de CMI et de Severstal, avait été évitée : on a compris qu'AM ne voulait absolument de cette solution, pour cause d'USIBOR, et l'affaire avait été habillée par un discours positif sur ULCOS, trompété par le premier ministre Ayrault lui-même  - je m'y étais moi-même laissé prendre en prenant ses propos à la lettre et en croyant qu'il s'agissait vraiment d'un blanc seing pour ULCOS.  La Commission, hélas pour la com d'AM, publie la lettre destinée à rester confidentielle : tout le monde, dont moi-même, comprend brusquement "qu'ULCOS c'est fini", les partenaires d'ULCOS en particulier aussi (ils auraient apprécié d'être informés à l'avance, mais compte tenu des jeux du plus malin de la com d'AM France, ce n'était tout simplement pas possible !), et le gouvernement français, qui se retrouve en position de benêt berné.  Bref, le pire est arrivé, du point de vue communication, puisque AM s'est retrouvé au centre de polémiques invraisemblables pendant près de deux semaines, alors que le groupe souhaitait régler ces questions au calme et dans la discrétion.

Evidemment, on peut aussi constater qu'ULCOS est une des victimes du processus, peut-être pas la moins importante.  On a annoncé que le projet serait relancé dans 5 ou 6 ans, après que les problèmes techniques non résolus l'auront été. Il pourrait d'ailleurs être relancé à Florange, n'est-on pas à la veille de Noël et il reste des gens qui croient au père Noël ! Vu que tout cela n'a été discuté avec personne de compétent dans AM, on ne peut qu'être dubitatif.  Détail négligeable : il n'y avait pas de problèmes techniques insurmontables à résoudre : comme le dit mon VP, AM est immergé dans un océan de mensonges.  

ULCOS était un effort assez unique pour réduire l'empreinte carbone de la sidérurgie. Le truc est mort et ne sera pas ressuscité avant 15 ou 20 ans, sinon jamais.  Le monde va donc trainer des émissions non négligeables derrière lui, les 7 ou 8% des émissions mondiales dues à la sidérurgie. La sidérurgie va en payer le prix, en terme de taxes carbone et de perte de parts de marché. La valeur de l'action d'AM et des autres va, à terme certes, chuter encore plus bas (noter que le cours a remonté quand l'arrêt d'ULCOS a été annoncé). Je n'oserais pas faire de pronostics sur la fortune de M. Mittal. 

Derrière tout cela, il y a plus d'une centaine de chercheurs, qui ont bossé pendant une quinzaine d'années, et qui se sont fait berner. Cela donne un goût de cendre dans la bouche. Quand la direction d'AM avait exercé son droit de cuissage sur ULCOS-BF en 2008, en le ciblant sur Florange, j'avais été à la fois excité et légèrement dubitatif : les dés sont tombés, nous nous sommes faits rouler ! 

Je crois que c'était là ma dernière aventure de ce genre... Il est temps de tourner la page et de faire tout autre chose, avec un arrière goût, quelque part de retraite. 

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