samedi 11 avril 2009

Rupture de miroirs et marche forcée vers le Léthé

Journées difficiles pendant lesquelles j'ai encore effacé une partie de ce qui restait de mes parents dans notre monde physique. 

Une équipe de déménageurs est venu vider, démonter et emballer le contenu de leur appartement d'Evry. Le cadre dans lequel ils fonctionnaient, le décors de leur vie quotidienne a disparu en quelques heures, dans des cartons, des feuilles de plastique à bulles et des noeuds de ficelle grâce aux gestes rapides, précis et répétitifs du déménageur chargé de préparer l'expédition. 

Le soir même tout se résumait à des empilements de cartons bruns ceinturés de bande adhésive de même couleur et à des meubles emmitouflés dans les feuilles à bulle. Répartis dans un curieux capharnaüm, qui mettait à nu les murs des pièces qu'on n'avait plus vus depuis au moins trente ans. 

Seule vie dans ce passé en cours d'effacement, Naomi, assise à même le parquet, entourée des jouets qu'elle avait apportés avec elle et qui continuait à façonner son présent en jouant, comme d'habitude. Inconsciente du contexte inhabituel et bizarre, et évitant aux autres de se perdre dans la contemplation morbide de cette fin d'un monde.


Une nuit dans les lits pas encore démontés, puis une équipe de solides Déménageurs bretons, noire, blanche, beurre, LOL!, s'est emparé de ces objets en nombre fini qui résumaient la vie de mes parents, et les a descendus dans l'escalier en colimaçon pour en remplir, en deux heures, un camion.  Deux heures simplement, et, à la sortie, un demi-camion de colis compacts, calés et encordés pour effectuer le voyage vers la Creuse. 

Encore plus vite, encore plus dense, encore plus compact. Une vie en 20 m3 !

Victoire de l'entropie, triomphe du désordre, la complexité d'une vie s'enfonce dans le passé et ne subsiste plus que comme des traces dans nos souvenirs ou des images sur le disque terabit.  

Un espace de vie, une écologie familiale se transforme en boites empilées  comme le jeu de lego des enfants qu'on démonte le soir pour que ses briques rentrent dans leur boite. Ils vont rejoindre l'ADN, qui est en train de disparaître complètement dans les cercueils d'Anzême, peu à peu, sauf la version subtilement différente qui subsiste dans mes veines et celles de mes enfants et de leurs enfants. 

Vie éphémère, qui tient tête si longtemps au chaos, en se maintenant grâce à l'énergie qu'elle vole à l'univers, le temps de créer des réseaux, une famille, des lieux de vie, mais qui retourne au chaos quand le temps appelle, tel le démon de Faust ou la statue du commandeur de Don Juan.  

Rendant à l'univers les atomes qu'ils vous a prêtés et donnant à d'autres le droit de piller l'énergie de la nature pour que la vie se perpétue. 

Ce miracle de la vie comme un vaisseau au long cours qui coule sur le fleuve du temps et échappe au vieillissement de l'univers grâce à ces étincelles de vie qui se succèdent si vite au gouvernail et aux machines !

Le miroir que mes bretons brisent en le démontant, parce que la mémoire technique de la façon dont il était fixé leur a échappé, symbolise un retour au chaos encore plus rapide. Des fragments de matériaux et non plus un miroir complexe qu'il est encore possible de reconstruire ailleurs, identique à lui-même. Son intégrité, son essence même, effacées par un geste brusque et non contrôlé. L'ignorance, la non-information au service du chaos, par les gestes de ces déménageurs de l'entropie ! 

La passage consommé vers le futur, sans retour possible vers le passé, rupture d'un miroir semblable aux ruptures de symétrie qui on ponctué la vie du cosmos et instauré l'irréversibilité de la flèche du temps.

Déménageurs bretons, je vous donne ce nom de déménageurs de l'entropie, que votre métier mérite, même si les hommes qui le perpétuent ne brisent aucun miroir. Vous êtes les Charons du Styx, qui emmenez les gens vers l'aval de leur vie et les générations vers leur propre vie consubstantielle à mais séparée de celle des ancêtres.  Vous les passeurs vers l'oubli du Léthé. 

Le lendemain, tout se retrouve à Anzême. Dernier carré où subsiste encore pour quelques temps la mémoire matérielle de mes parents. Les caisses et les meubles empilés, un autre verre brisé, résultat, toujours, de l'ignorance qui travaille au retour de l'informe. 

Et nous fermons la maison, en y arrêtant toute vie, d'eau et d'électricité, pour repartir dans nos vies normales, abandonnant une nouvelle fois mes parents dans leur univers qui se contracte et disparaîtra peu à peu, mais qui le fera définitivement, quand moi et les miens disparaîtrons à notre tour.



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