dimanche 14 octobre 2012

... et les entreprises, dans tout cela ?


L'ambiguité liée au statut de l'Europe se retrouve de différentes façons au niveau des entreprises.

Prenons, au hasard bien sûr, l'épisode de la fermeture des hauts fourneaux de Florange, annoncée officiellement la semaine dernière.

Mittal, plutôt qu'ArcelorMittal - car le double nom a cessé de faire illusion et autant revenir aux fondamentaux, comme disent les économistes des média -, constate donc que la croissance en Europe n'est plus qu'un souvenir et qu'on ne peut rien dire avec précision ou certitude sur son retour. Constat assez basique et simplissime, sur lequel à peu près tout le mode peut être d'accord.

Pas possible donc d'engendrer des retours sur capital investi de 15%, ni plus simplement des marges ou des profits suffisants, du même ordre de grandeur. Malgré les mesures de conservation déjà prises, c'est-à-dire réduction de toute dépense extérieure qui n'engage pas le pronostic vital, gel des investissements et réduction à la portion congrue de la maintenance, façon syndrome de l'âne de Buridan.  En pratique, cela revient à déprécier la valeur des actifs beaucoup plus rapidement que l'obsolescence naturelle ne l'aurait fait - un effet, qui semble échapper assez largement à la vigilance des partie prenantes, syndicats, analystes financiers et actionnaires minoritaires (fovéa, qui est un point essentiel de mal-gouvernance !).

Cette dégradation consciente de l'outil de travail, au nom de la création de liquidités disponibles pour le groupe, n'a pas conduit à un renversement de la situation économique de l'entreprise : la raison, assez évidente, est que celle-ci est très largement exogène, extérieure au secteur et extérieure à la société, donc entièrement pilotée par la crise. Toute action d'AM pour tenter de la freiner ne peut conduire qu'à engloutir des sommes d'argent colossales, comme les gouvernements s'en aperçoivent eux aussi quand ils traitent une crise structurelle et durable comme une crise conjoncturelle et passagère.  Réduire la production, ne pas réduire les prix est voué à l'échec et conduit à des pertes de parts de marché dont la reconquête dans un avenir lointain sera ardue, voire impossible (effet de cliquet).

L'économie réelle est ainsi entraînée dans une spirale de volumes et de prix décroissants, qui engendrent un traumatisme au carré dans les comptes des entreprises.

Le fond du sujet est que la liaison entre la sphère financière et celle de l'économie réelle est pilotée par l'attente d'un rendement de 15% des capitaux, alors que la croissance, qui est avant tout réelle, ne dépasse pas quelques % quand tout va bien, et est négative en Europe aujourd'hui : hiatus s'il en est, qui ne peut se résoudre que par des à-coups violents et des dévissages catastrophiques, qu'on appelle crise, éclatement de bulle ou autre chose. Tenter de réparer les dégâts en réduisant la part de l'état et en augmentant les impôts ne peut pas "faire le job" !

On pourrait continuer longtemps sur ce registre de la gestion à court terme de la crise, mais revenons à l'Europe.

Donc, l'Europe n'est plus un terrain de jeu sur lequel les entreprises comme Mittal peuvent poursuivre leur rêve des 15%.  C'est embêtant, car le groupe y réalise 53% de ses ventes et donc de son CA, un point qu'on a tendance à oublier quand on ne voit l'entreprise qu'à la marge, c'est-à-dire là où elle créée du fric (pardon "de la valeur"), donc au travers de son EBITDA.

Donc, "on se désengage", expression floue, qui pourrait signifier qu'on vend ce business, avec un management de type noeud gordien, mais de facto signifie simplement qu'on cesse de s'y intéresser vraiment et qu'on le laisse dépérir. Il y a en Lorraine un exemple fameux de cette façon de faire : l'usine de Gandrange de Mittal, qui a pourri sur place, jusqu'à ce qu'on constate qu'elle ne pouvait que perdre indéfiniment de l'argent et qu'on l'arrête en prenant l'univers à témoin qu'il n'y avait rien d'autre à faire.

Y-a-t-il d'autres espaces mondiaux où le rêve est encore possible ? Pas si sûr, hélas. La crise, qu'on dit venue de la sphère financière US et qui aurait migré en Europe du fait des dettes souveraines, envoie ses métastases dans le grand corps planétaire et ralentit la croissance chinoise : pour ce qui est de la sidérurgie, ce n'est pas une croissance ramenée à 7% au lieu de 8,5% (commentaire classique : pas si grave !), c'est une vraie récession, car la sidérurgie chinoise perd de l'argent, pire que Mittal ! Les autres pays émergents souffrent eux aussi  et rien ne laisse entendre qu'il y ait des relais de croissance possibles pour Mittal, en Inde ou Amérique du Sud ou en CIS.

Ce qui est le plus probable, c'est que la souffrance de la sidérurgie va se poursuivre, donc volume et prix bas pour l'acier et volume et prix bas pour le minerai de fer, la ferraille, etc.  Ce dernier point est une bonne nouvelle quand on coincé dans le ciseau des prix matières premières/acier, mais nenni point du tout lorsqu'on s'est diversifié vers le métier de mineur et qu'on l'a fait en période haute conjoncture, quand les prix (du minerai ET des mines) étaient élevés.

On a l'air coincé, à la merci, comme un ludion, de cette crise omniprésente...

Il faut donc développer une vision prospective et politique du futur et de la planète.  L'avenir n'est plus au pilotage de la croissance trimestre après trimestre, comme le fait la bourse et son cortège d'analystes bavards et hyper-médiatisés, mais à une vision plus réaliste des causes de la crise actuelle et de la façon dont on pourra s'en sortir.

Allons-y donc.

La crise va durer, ou s'atténuer pour revenir encore plus dure, comme on vient de le voir après un semblant de rémission de la crise de 2008 - l'analogie avec le cancer est riche, tant qu'on n'aura pas traité la question de l'interface entre sphère financière et sphère économique! Comme c'est un très gros morceau, où les intérêts sont si grands que les états sont prêts à déclencher des guerres pour faire avancer leurs intérêts ou leur bon droit, il n'y aura pas de solution rapide. Sorry folks!

Donc, il faut penser à la suite, car la fuite en avant pour aller voir ailleurs, dans de plus verts pâturages, n'est plus possible. Il faut accepter que l'Europe est la région du monde la plus riche et la plus dynamique, régionalement, de la planète, y compris en termes de consommation d'acier par habitant (constat hic et nunc, objectif! simplement, les journalistes et les politiciens, eux aussi équipés d'yeux d'insectes, n'en parlent pas, car ce n'est pas cela qui bouge!). Que notre avenir à tous est dans un maintien du statu quo, avec un glissement lent vers des activités non pas tertiaires mais culturelles (cf. l'analyse qu'on commence à en faire à Bruxelles) lié au glissement de la productivité.

Si on ne prend pas cette voie, alors le schéma de l'évolution à court terme, qui a longtemps été celui de la croissance, deviendra celui de la décroissance, de la croissance négative, donc de la récession durable, sans fin (il existe néanmoins une marge de "décroissance raisonnable" liée à cette idée à la mode, mais pas très claire, de transition vers l'économie verte). Cela s'appelle paupérisation de la population et renoncement au progrès social, qui reprendrait donc son statut de mythe; la fin du XXème siècle aurait ainsi été une période rose d'enrichissement de la population européenne et mondiale, mais une période éphémère.  C'est d'ailleurs la solution que les milieux conservateurs, de l'UMP au parti républicain US, du parti conservateur anglais aux chrétiens démocrates allemands, ont adoptée sans le dire explicitement : désolé, mais je ne suis pas encore assez découragé ou cynique pour les suivre!

Pour une entreprise comme Mittal, il ne s'agit donc pas simplement d'aller voir ailleurs, car il n'y a pas d'ailleurs, mais de gérer les temps durs actuels et de préparer une sortie par le haut de la crise.

Donc d'abord couper le lien avec la sphère financière, dont la société n'a pas besoin du fait de son actionnariat contrôlé à presque 50% par la famille.  Cela veut dire renoncer à la croissance-fuite en avant, qui a été la règle du groupe depuis son OPA sur Arcelor et son aventure dans le métier de mineur.  Cela voudrait probablement dire de se préparer à céder les mines, en partie ou en totalité, à une vitesse raisonnable pour ne pas tout perdre, si c'est possible!  Et utiliser ces cessions d'actifs pour rembourser une partie de la dette de 22 milliards d'euros. On pourrait sûrement ainsi sortir des notes "junk bond" (speculative grade, BB+ en octobre 2012) des agences de notation et revenir à l'investment grade, sauf que cela n'aurait plus vraiment d'importance.

Ensuite, on gère le business européen comme un bon père de famille, ce qui devrait être facile pour un groupe qui est de fait une gigantesque PME familiale!

En avançant l'innovation, sérieusement (...), en laissant aux gens qui savent le faire la liberté de faire (on reviendrai dans ce domaine aux concept de laissez-faire du capitalisme primitif), donc en réorganisant la R&D dans ce sens et en augmentant son budget.  On répartirait aussi l'effort de production, modeste aujourd'hui, sur plus de sites, plutôt que de presser le feu sur les usines-phares et d'arrêter les autres - choix à court terme lié à la prise en charge des salaires de chômage partiel par les états (qui paient, sans avoir droit au chapitre sur la politique menée par ailleurs!) et avec le risque de casser l'outil de travail: redémarrer le P6 de Florange ne sera pas une mince affaire et, si on arrête bientôt la chauffe des cowpers, deviendra infaisable car hors de prix.

Etc.

Quand un bateau traverse la tempête, on ne le quitte pas sur des chaloupes, mais on renforce l'équipage et on laisse la barre à des capitaines de gros temps.

La sidérurgie a TOUJOURS été une industrie cyclique, c'est-à-dire qui perd de l'argent après des périodes fastes où elle en a beaucoup, beaucoup gagné.

L'idée que cette cyclicité était terminée depuis la fin des années 2000 et qu'on n'avait pas besoin d'épargner en prévision de la prochaine crise (il n'y a pas de fatalité à distribuer tous les bénéfices aux actionnaires, ni d'en distribuer quand il n'y en a pas!) était une idée fausse, un sophisme dangereux dont on voit aujourd'hui les conséquences.  L'embellie qu'on a vécue dans les années 2000 était tirée par la Chine et son extraordinaire sortie de la pauvreté, même partielle,  et, surtout, par le déséquilibre que cela créait entre la demande et  l'offre. Maintenant que l'offre s'est ajustée à cette demande, en surjouant le rôle, les prix retombent. Et vont rester bas durablement, étouffant la reprise si elle reste livrée à elle-même.

Là aussi, il y a un problème majeur dans le fonctionnement de l'économie mondiale : elle sanctionne les effets de marge et pas les grands équilibres globaux. Tant qu'on est dans une fuite en avant qu'on appelle la croissance, rien à redire. Quand la croissance tousse, le château de cartes s'effondre!

Tout cela, pour ne pas faire trop long (pas complètement réussi, n'est-ce pas ?), laisse de côté la question du changement climatique et du challenge de faire vivre 9 ou 10 milliards d'habitants sur notre planète d'ici la fin du siècle. Cela est réel et TRES dangereux. Pas seulement un concept parisien (ou berlinois) de passage à une économie verte.





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